L’eau est pour l’homme un élément vital. Une richesse inestimable. Utile certes, mais aussi tout simplement esthétique. Depuis la nuit des temps, divers systèmes d’irrigation inventés de par le monde l’ont domestiquée. Associée dans l’Antiquité aux nymphes, ces forces fécondes de la Terre. Musique du jardin oriental. Divertissement de la Renaissance italienne où des pièges hydrauliques sophistiqués, ces délicieuses « joyeusetés » aux effets sonores et lumineux se cachent pour surprendre et amuser. Aujourd’hui les technologies modernes informatisent les jets d’eau, recyclent les cascades ou embrument le Parc de Chaumont-sur-Loire. L’eau génère toujours bien des émotions. Miroir, gouttelettes, rivière, fontaine pétillante, cascade artificielle, chute torrentielle.

Genius loci
C’est aux environs de 1750 que commence le chantier des jardins du Touvet. A cette époque, la rigueur scientifique triomphe dans les jardins à la française. Le paysage devient une œuvre d’art équilibrée où l’homme domine la nature selon les théories de la géométrie de Le Nôtre. Les progrès de l’hydraulique participent à la recherche de l’infini, à l’illusion d’immensité. L’eau devient l’élément majeur de la perspective mais aussi ornement grâce à la virtuosité des fontainiers.
Un château fort avec fossés et pont-levis se dressait déjà depuis le 13ème siècle mais le Comte de Marcieu, propriétaire des lieux veut le transformer en maison de plaisance. Grand voyageur, à l’esprit « éclairé » très tendance, il s’intéresse non seulement au tracé du jardin mais aussi à la botanique. Dans les archives, un « Plan général et des accessoires » et d’intéressants documents atteste de commandes de plantes. L’ancolie à fleurs doubles, l’angélique de Bohème, le baguenaudier d’Éthiopie, la belladone et l’héliotrope du Pérou, le Phytolacca ou Solanum d’Amérique… y trouvent déjà leur place. Chaque fleur selon son origine géographique est décrite avec soin et chaque utilisation médicinale est détaillée. Une mine d’or pour le lecteur d’aujourd’hui.

Il commence par la plantation d’un large chemin d’entrée avec double alignement de tilleuls. Ensuite il imagine à l’arrière de la demeure, un grand ouvrage d’eau selon un concept typiquement baroque qui veut intégrer le jardin et les espaces maîtrisés dans le grand paysage. Il s’inspire certainement de Dézallier d’Argenville qui dans La théorie et la pratique du jardinage écrite en 1709 met l’art au service de la nature. Michel Baridon, (L’eau dans les jardins d’Europe, Editions Mardaga 2008), grand historien des jardins et du paysage, précise que l’escalier du Touvet est un pur produit de l’esprit « rocaille » pour ne pas dire rococo, trop péjoratif. Comme à Annevoie dont les jardins datent de la même période. De l’eau dans tous ses états, bouillonnante ou dormante, au parcours libre et varié. Au gré de la fantaisie des lignes.
Au pied des montagnes
Le Touvet, niché entre Grenoble et Chambéry, se situe à la frontière du Dauphiné et de la Savoie. Le site est exceptionnel. A 300 m d’altitude, adossé au massif calcaire de la Chartreuse, en léger surplomb de la vallée de l’Isère. En face, les neiges éternelles de la chaîne de Belledonne. De quoi rêver. Le sous-sol de la Chartreuse abrite un important réservoir où les eaux de ruissellement s’engouffrent pour renaître sous forme de sources. Une topographie idéale pour un escalier d’eau.

En pierre calcaire taillée et assemblée sur place, il s’étale sur 48 m. Son réseau hydraulique fonctionne sans machinerie grâce aux sources, torrent de montagne et pluie. Depuis plus de deux siècles, rien n’a changé. L’eau acquiert une pression naturelle par gravité au fil du dénivelé de 16 m entre le haut et la cour d’honneur en bas. Le bassin réservoir est dissimulé au regard et alimenté par un torrent de montagne via un long canal de captage en pierre. Il alimente le nymphée où l’eau est précipitée vers les premières marches de l’escalier. L’ouverture manuelle des vannes permet sa régulation.

Un grand bassin recueille les eaux souterraines d’une source, par deux déversoirs en pierre ornés de masques sculptés à l’italienne. Miroir, il assure le reflet. L’eau dévale ensuite quelques marches, jaillit de 8 vasques, avant de se reposer dans un bassin. Crachée de chaque côté par deux mascarons, elle finit par se jeter dans les douves. Petit à petit, elle rejoint un canal qui traverse le village et termine sa course dans l’Isère.
Des terrasses ornées de broderies de buis complètent la mise en scène encadrée de charmilles et d’ifs taillés. Les travaux durent 11 ans.

Restauration
Au fil du temps, le jardin est nettement simplifié. Deux platanes, bientôt immenses sont plantés aux abords de la cascade. En 1995, les descendants du Comte de Marcieu décident de restaurer le jardin. Non seulement les broderies de buis, allées et terrasses mais aussi les vues et axes perdus sans oublier la maçonnerie de l’escalier. Ils décident même de refaire des vasques en forme de chandeliers qui figurent sur le plan d’époque. Petit clin d’œil à celles de l’allée des Marmousets du château de Versailles.
La ténacité des propriétaires actuels est récompensée par le label « jardin remarquable » octroyé par le Ministère de la Culture en 2004. Ses intérêts historique et botanique, son intégration au site et la qualité de son entretien le justifient.
Jardiner au 17 et 18ème siècle
Les éditions Actes Sud ont eu la bonne idée de rééditer en 2003 la « bible » de Dézallier d’Argenville tant appréciée à l’époque : La théorie et la pratique du jardinage, Antoine-Joseph Dézallier d’Argenville, 1709, Editions Actes Sud, collection Thesaurus 2003, ISBN 978-2-7427-4502-9. On sera étonné de voir qu’aujourd’hui on n’a rien inventé.
Infos pratiques
Château du Touvet, 38660 Le Touvet – Isère-France; www.touvet.com
L’eau dans les jardins d’Europe
Paru en 2008 aux Éditions Mardaga, l’ouvrage L’eau dans les jardins d’Europe conte l’histoire passionnante des rapports de l’eau et du jardin depuis l’époque romaine jusqu’à aujourd’hui. Démarche originale et peu courante. Michel Baridon et les photographes Jacques Evrard et Christine Bastin nous emmène avec bonheur dans 147 jardins européens aux visages très différents. Une aventure passionnante qui nous donne envie de partir à la découverte de ces lieux enchanteurs, véritables témoignages à travers les siècles de la manière dont l’homme conçoit la nature. Comme le précise Michel Baridon, le jardin est une projection sur l’espace d’une conception de l’organisation du monde. Entre les lignes, on devine une réflexion plus globale sur la problématique de l’eau et la gestion durable des ressources naturelles : « l’eau c’est le sang de nos jardins » ! A lire avec attention, à contempler tant les photos sont belles. A savourer tout simplement. L’eau dans les jardins d’Europe, Michel Baridon, Editions Mardaga, Wavre 2008, ISBN 978-2-87009-990-2
Hommage à Michel Baridon, l’homme à l’érudition souriante
Michel Baridon nous a quittés ce 10 mai laissant un grand vide dans le monde du jardin. Historien de formation, spécialiste de la culture anglaise et de l’histoire du 18ème siècle, il l’est aussi des jardins et du paysage. Plusieurs livres leur sont consacrés dont l’ouvrage, Les Jardins. Paysagistes, jardiniers, poètes, Editions R.Laffont 1998, lauréat du Prix France Télévisions Essai. Une référence. En novembre 2008, il reçoit pour son dernier livre, L’eau dans les jardins d’Europe, le prix René Pechère qui récompense l’auteur du meilleur livre francophone sur l’Art des jardins paru dans l’année écoulée. Il se distingue par ses qualités d’originalité, de précision, d’information, d’écriture et d’illustration. En juin dernier, il obtient également à titre posthume, pour le même ouvrage, le « prix historique » de l’édition 2009 du Prix Pierre-Joseph Redouté au château du Lude. Les deux prix rendent hommage à son immense rigueur scientifique.
Michel Baridon était un homme d’une grande érudition, à la fois savant et humble. Il ne laissait personne indifférent. Son enthousiasme communicatif et la modernité de son esprit rendaient son expertise tout-à-fait accessible à tout un chacun. Il a contribué à faire du jardinage un art. « L’art des jardins se perpétue comme une langue au fil des générations ».
Un homme de convictions…
Bibliographie
- Les Jardins. Paysagistes, Jardiniers, Poètes, Laffont 1998
- Le Jardin paysager anglais au 18ème siècle, Editions universitaires de Dijon 2000
- Jardins de Versailles, Actes Sud 2001
- Histoire des jardins de Versailles, Actes Sud 2003
- Naissance et renaissance du paysage, Actes Sud 2006
- L’eau dans les jardins d’Europe, Mardaga 2008